Nombres Premiers SAS


17 divisible par 1 et 17 (nombre premier)


J’ai passé une journée à me renseigner sur les autistes “génies des maths” - pas mal de considérations psychologiques me passaient au dessus de la tête, mais c’était une réalité, certaines personnes pouvaient faire des calculs de fous très facilement, et comme dans le film, avaient de gros problèmes pour aller acheter du pain.

C’était assez homogène avec l’entreprise Nombres Premiers SAS finalement, et cette dernière me fournissait un cheval de troie tout à fait adapté.

J’ai contacté un établissement spécialisé dans l’autisme pour le compte de notre entreprise, déclarant que nous souhaitions embaucher un de leurs patients pour des raisons de défiscalisation.

Inutile de préciser qu’ils ont souhaité me recevoir sur le champ. Cela n’a toutefois pas commencé aussi aisément que je l’aurais pensé. Un professeur jeune, aux cheveux parfaitement entretenus, un peu gourou de secte sur les bords, m’a regardé par au dessous de ses lunettes, derrière son immense bureau :

“Vous êtes le troisième. Le troisième. Cette semaine.”

Je n’avais aucune idée de son petit délire. Je crois qu’il attendait à ce que je dise quelque chose, mais évidemment je pigeais que dalle, alors il se décoince :

“A chaque fois que Rain Man - ou un reportage sur ce thème passe à la télé, des petits malins dans votre genre viennent ici et demandent à, je ne sais pas, adopter un autiste par exemple. Dans l’espoir de gagner la martingale à Las Vegas. Et vous êtes le troisième cette semaine. Ce qu’il y a décrit dans ce film...c’est une fiction, vous savez.”

Je lui ai dit que je le savais. Mais ce que je savais surtout, c’est que j’étais derrière le bureau du patron parce qu’il se doutait que ma demande était sérieuse.

“A ma grande surprise, Nombres Premiers SAS existe ! Je crois que vous n’avez pas idée de ce qu’est une personne autiste au degré auquel nous les recevons ici. Ce ne sont pas des personnes autonomes. La plupart ne feront pas attention à vous même si vous restez dix ans en face d’eux. Bien sûr, il y a de la vie, il y a de l’intelligence, et vous savez quoi ? Il y a un coeur qui bat, et même des émotions derrière leurs yeux fixes. Mais elles ne sont pas adaptées aux besoins élémentaires d’une société commerciale.”

Je lui ai donc dit la vérité - enfin “presque” bien entendu. Je lui ai dit que nous manipulions des gros chiffres, si gros qu’ils ne tiennent pas sur un post-it ou une feuille, et que nous les écrivions sur un mur. Et que quelqu’un qui puisse retenir des nombres sans se tromper pourrait nous aider pour les tâches laborieuses. Je lui ai avoué que je n’étais pas sûr de moi mais que je voulais bien prendre quelqu’un à l’essai - un mois disons. Etant donné le niveau de handicap, l’investissement serait mineur au regard des aides sociales à l’embauche.

On a changé de bâtiment en traversant un parc absolument silencieux. Au premier étage, des couloirs blancs, et des infirmiers des deux sexes qui faisaient leur boulot sans se presser.

Il me présente un premier patient, un jeune homme avec un regard vague. Impossible de lui faire décrocher un mot. Le doc hausse les épaules et change de chambre.

Le deuxième est un vieux type voûté, qui fixe le jardin à travers sa fenêtre comme un chat sa proie. Il répond à nos questions, très alerte, sans bouger. A part sa fixette, sa voix avait une chaleur qui le distanciait des clichés sur l’autisme. Je déplie une feuille avec un nombre dessus et je lui demande de le lire. Il refuse de se tourner. Le medecin tente de négocier, puis abandonne.

“Voyez, qu’est-ce que je vous disais”, conclut-il en me ramenant dans le couloir.